Panique (une histoire de chevaux) part.1

Publié le par Aurélie Genêt

Tout autour de moi règne une nuit permanente. Ou presque. Un rai de lumière s'infiltre autour du volet disjoint, dessinant un carré brillant sur la cloison noire. Il projette sur le sol une tache tremblante qui n’éclaire que la crasse puante dans laquelle je vis cloîtré. Je suis seul entre quatre murs. Je tourne en rond dans un espace où j'ai à peine la place de m'étendre. De toute façon, je ne me couche pas. Je suis trop nerveux, trop perdu pour cela. Les idées surviennent, des souvenirs, les bribes. Tout se confond en moi. Je pense à Éden.

Où est Éden ?

Éden aux crins comme la paille et à la robe couleur de pain sec. Celle que les hommes appellent « la palomino » ou « mémère » pour ceux qui la connaissent mieux. La douce Éden, celle qui me rassure, celle qui, quand je suis arrivé, poulain effrayé, a trouvé la patience et la calme attention dont j'avais besoin. Lorsque j'ai peur, j'enfouis ma tête dans sa queue blonde et j'oublie ce qui m'entoure. Ainsi protégé, je pourrais la suivre au bout du monde. Depuis quand suis-je seul, sans elle ? Je ne sais plus. Je l'appelle. Un hennissement irrépressible, puissant, jaillit du plus profond de mon être. Le silence seul me répond. L'angoisse m'étreint. Je renouvelle mon appel, désespéré cette fois. Loin, très loin, un cri y fait écho. Je reconnais cette voix : Héraclius, un grand alezan qui fut un certain temps mon voisin d’écurie. Ce n'est pas lui que je veux. Je veux Éden. Je hennis, encore et encore.

« Édeeeeen »

Le volet s'ouvre. Une marée de lumière s'engouffre par la fenêtre, envahit mon box, me submerge, me noie. Ébloui, je me tapis dans le coin opposé, les membres tremblants, espérant me fondre dans ce qui reste d’ombre. Une silhouette se découpe devant moi. Un humain.

— N’aie pas peur…

J'hésite. La voix est douce, c'est une femme, moins effrayante que les mâles. Puis la frayeur, pleine, étourdissante, jaillit et me pénètre tout entier.

Je veux fuir. Je ronfle, roule des yeux. J'essaie de galoper. Des reliquats du foin que je refuse de manger, du crottin, de la paille souillée et pourrissante glissent sous mes pieds. Mon postérieur droit se dérobe, je tombe, me relève et me jette contre le mur, éperdu.

Fuir, fuir.

— Calme-toi, dit la voix inquiète.

Je ne la comprends pas, je ne perçois que sa tonalité anxieuse. Elle redouble ma terreur.

Laissez-moi, partez !

Je tombe encore.

Une seconde voix résonne, ferme, autoritaire :

— Mais bon sang ! Qu'est-ce que vous foutez ? ! Fermez ce volet.

Je l'ai connu, ce timbre assuré. Autrefois. Avant. Je ne sais pas, je ne sais plus. J'ai peur.

L'obscurité revient. Je suis seul. J'entends parler de l'autre côté du mur. Mes jambes me portent à peine. La sueur colle mon poil sale. Je la sens couler sur mon front, mon chanfrein, le long de mes flancs palpitants.

— Pourquoi vous le laissez enfermé dans le noir, dans toute cette merde ? Je vais prévenir la SPA, les associations, tout le monde.

— Vous n'allez rien faire du tout. Ce cheval est traumatisé. Il peut se tuer – ou vous tuer – si vous ouvrez. La seule chose qu'on puisse faire pour l'instant, c'est lui jeter rapidement du foin tous les jours. Même pas sûr qu'il le mange. Mais je ne peux me résoudre à une issue définitive. Pas encore. C'était un bon cheval. Un peu peureux, c'est tout. Venez, je vais vous raconter.

J'ai retenu mon souffle tout le temps de ce discours, paralysé par ces sons provenant de d’au-delà du mur. Je n'ai rien compris à ces paroles, mais, enfin, les voix s'éloignent. Je respire, toujours mal assuré sur mes jambes vacillantes. La lumière a fait renaître quelque chose en moi. Des images. Incertaines. Des souvenirs ? C’est si vague, loin et proche à la fois.

*

Je nous revois, Éden et moi. Nous nous tenons dans un pré jouxtant un bois aux feuilles déjà teintées de brun. Je sens la saveur de l'herbe de fin de saison dans ma bouche et la chaleur douce du soleil qui caresse mon poil. Éden et moi sommes seuls, je crois. Quelques heures de liberté où nous pouvons goûter la paix loin des cris et des jeux des enfants turbulents du club dans lequel nous travaillons. Une brise légère agite délicatement la forêt qui ressemble à une grosse bête tapie, prête à bondir. Je ne m'en effraie pas. Les arbres sont nos amis, barrière protectrice contre le vent, frais ombrage lors d'étés trop chauds. À mes côtés, la présence d’Éden, tranquille, m'assure que tout va bien. Elle me rappelle une autre jument dont je ne conserve qu'un indistinct souvenir, une silhouette, une odeur, une voix douce, un tendre ronflement des naseaux qui accompagnèrent mes premiers mois.

Un bruit. Des voitures ralentissent trop. Je lève la tête, aux aguets. Oreilles dressées, je hume l’air, tous mes sens en alerte. Éden continue à brouter avec sérénité. Si son calme m’apaise peu, il est insuffisant. Les hommes disent de moi : « Un cheval sur l'œil comme ça, on n'en fera jamais rien. Dommage, avec les origines qu'il a ! »

Je ne sais ce que ça signifie exactement, sauf que je suis très méfiant et plus prompt à fuir que d'autres.

Les voitures s'arrêtent l'une derrière l'autre le long du parc. Éden a dressé la tête à son tour. Elle a cessé de mâcher. Mon cœur bat plus fort.

Des portières s'ouvrent et claquent, des voix résonnent, des aboiements se mêlent. Je vois les chiens et commence à trembler. Je déteste ces animaux-là, toujours remuant, jappant, sautant au jarret ou au nez, passant sans prévenir entre nos jambes pendant le travail, surgissant d’on ne sait où sans aucun signe.

L'un des hommes s'approche de la clôture du pré qu’il inspecte avec attention. Il porte une tenue aux couleurs de la nature, de couleurs que j’aime d’habitude. Mais cette fois, quelque chose sonne faux en elles. Comme une tromperie. Il crie à l'adresse de ses congénères, alors que ceux-ci se tiennent près de lui :

— Vous croyez que c'est électrifié, ce truc ?

Pourquoi parle-t-il si fort ? J'ai peur.

Un autre lui répond, d'une voix plus basse, mais trop élevée cependant :

— Suffit de trouver l’électrificateur et de l’arrêter.

Sans comprendre, je les vois longer la clôture du parc, têtes baissées, lentement. Que cherchent-ils ? De quoi manger ? Mais il y a de l'herbe partout.

L'un d’eux se penche sur une boîte, et appuie sur un bouton. Je sais de quoi il s’agit : le bouton qui rend le fil non mordeur. Quand on le presse, on peut franchir la clôture sans aucun risque.

Un autre homme intervient :

— On pourrait peut-être contourner les prés. On va quand même pas faire passer les chiens par là. Vous avez vu, il y a des chevaux.

— Et alors ?

Le dernier à parler saisit le fil le plus bas et le soulève. Il siffle, une meute de chiens s'engouffre sous la clôture et pénètre chez nous.

Qu'est-ce qu'ils font là ? Non, je ne les veux pas, surtout pas. J'ai peur des chiens.

Partez !

Éden, Éden, aide-moi !

Mais Éden est inquiète, elle aussi. Elle s'est figée sur ses membres, encolure redressée et gonflée, queue levée, naseaux ouverts et palpitants, oreilles pointées vers la menace. Elle ne ressemble plus à une vieille jument fatiguée, mais à la fringante pouliche qu'elle a dû être, bien des années auparavant.

Éden a peur.

Si Éden a peur, c'est que le danger là, et mon cœur de cheval sait comment y réagir.

Fuir.

La fuite, il n'y a que ça, c'est écrit en nous. Alors, je démarre au petit galop. Je veux d'abord tester les intentions des envahisseurs, vérifier s’ils me poursuivent ou non pour m'attraper. Les chiens aboient, nerveux. Les humains les contiennent avec difficulté. Ils crient, ils sifflent, ils paraissent furieux. Ils font croître ma frayeur. Éden se met au trot en ronflant, muscles tendus, encolure arrondie, les yeux montrant leur blanc. Ses crins clairs volent autour d’elle.

Cette fois, c’en est trop : je pars, vite, vite, le plus vite possible. Je veux fuir, loin. Je ne peux pas rester ici.

Je cours.

Le vent bourdonne à mes oreilles. Je ne vois plus rien, je veux juste m’en aller. Je galope aussi rapidement que j'y arrive autour de mon pré, mais mes pas me ramènent continuellement vers les chiens. Alors, je ne trouve qu'une issue : la clôture. L'homme a appuyé sur le bouton de la boîte. Le fil ne me mordra pas. Je fonce vers lui sans ralentir. Mon poitrail le heurte à pleine vitesse. Les poteaux qui le tenaient cèdent. La clôture est franchie.

Ça y est ! J'ai réussi ! Je suis dehors.

Il faut que je me sauve, le plus loin possible, très vite, droit devant moi. Éden me suit. Dans mon dos, j'entends les chiens et les hommes qui crient.

Je cours.

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